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L’identification - Wolter A. Keers

(Revue Être. No 1. 1974. 2e Année. Le titre est de 3e Millénaire)

" Quel est cet « égo » dont certaines religions et philosophies (hindouisme, bouddhisme, taoïsme) veulent nous délivrer, tandis que d’autres (christianisme, islam, judaïsme, etc.) le considèrent comme immortel et promu à l’enfer ou à la vision béatifique ? Les théologiens parlent à son propos d’une « âme », mais il s’agit là d’un concept dont la définition est loin d’être claire.

 

 

Ce que nous entendons par « égo » c’est l’automatisme revendicatif qui surgit après une activité physique ou mentale et qui consiste à nous faire croire que nous en sommes l’auteur. Au fond, il s’agit d’une relation créée entre deux images qui n’ont rien en commun, la première étant celle de l’activité terminée et l’autre le sentiment « moi ». Un examen attentif révèle en outre que cet automatisme revendique même l’état non-égotique par excellence, celui d’aimer ou de dormir profondément et sans rêve. C’est en lui attribuant une continuité imaginaire que la personnalité se crée. Celui qui est absorbé par la lecture ne perçoit que son livre, et ici encore, c’est beaucoup dire : au fond il est tout entier à ce qu’il lit, une histoire ou un raisonnement, et dans son imagination il pourrait même se trouver sur un autre continent. Il n’est en aucune manière conscient du fait qu’il est assis sur une chaise, que ses pieds reposent sur le sol, que les voitures passent devant sa maison ou que les oiseaux chantent dans son jardin. Le fait même d’être en train de lire lui échappe complètement. Pour s’en rendre compte, il devrait en effet interrompre sa lecture. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il pourrait dire : j’ai lu. Il en va de même pour les autres activités sensorielles, mentales et émotives.

 

Nous ne pouvons fixer notre attention simultanément sur une activité et sur celui qui l’accomplit. Si l’on essaie d’appréhender à la fois « la pensée » et « moi qui pense » il se crée une sorte de confusion d’idées, un va-et-vient de l’attention entre l’une et l’autre image.

Pendant qu’une activité se déroule, nous sommes donc inconscients du fait que c’est « moi » qui la produis. L’action « se fait » tout simplement. La question se pose alors : d’où vient que je crois en être l’auteur ? Nous constatons en effet qu’aussitôt qu’une activité est terminée, nous la revendiquons comme ayant été nôtre. Mais devient-on vraiment l’auteur d’une action par le fait de la revendiquer ? La seule conclusion logique à tirer de cette analyse, c’est qu’à la fin de chaque activité un automatisme appelé « égo » met deux images (activité terminée et sentiment-moi) en relation l’une avec l’autre. Il s’agit donc d’un processus d’identification entre le corps et la conscience, celle-ci étant le je véritable, le « Soi ».

 

 

 

Un élément important dans l’éducation consiste à mettre l’enfant qui se développe en rapport avec son corps : »Comme tu as grandi ! Comme tu es fort !  » Cette identification s’étend même jusqu’aux vêtements : « Comme tu es belle » dit-on à la fillette qui a mis sa plus jolie robe. Et ainsi tout l’entourage coopère dès notre prime enfance à nous persuader que nous sommes ce corps et même un corps vêtu. Cette confusion créée entre moi et le corps acquiert la force de l’évidence. Chaque fois que je pense à moi, je pense à mon corps : « je suis encore jeune, je vieillis, je suis fatigué, j’ai bien nagé ». Le dernier exemple montre en outre qu’on s’identifie non seulement avec le corps, mais aussi avec une activité physique : la nage. Il nous paraîtrait saugrenu de dire : mon corps a bien nagé, tandis que l’emploi du mot « je » nous semble normal. Ceci prouve une fois de plus à quel point nous voyons le monde à travers un prisme déformant. C’est d’ailleurs dans cette perspective que nous avons été éduqués.

 

 

 

Aux niveaux intellectuel et sentimental, nous constatons un phénomène identique. Personne ne dira « mon esprit a trouvé la solution de ce problème » ou « mon cœur est fortement impressionné par l’œuvre de Rembrandt ». Chaque fois, nous emploierons spontanément le mot je, ce qui prouve de nouveau notre constante identification avec les diverses activités physiques et mentales.

Cesser de s’identifier avec une activité est chose aisée. Il suffit de, constater que les activités changent d’un moment à l’autre pour découvrir que je suis plus stable, plus durable qu’elles. S’identifier à une activité n’est possible que si nous croyons être un corps. Quand cela aura été perçu clairement, l’identification ne nous abusera plus.

 

 

Ce qui est plus difficile à percer à jour, c’est l’identification avec nos qualités ou défauts physiques et mentaux. Il est clair qu’une activité n’a qu’une durée assez courte et déterminée. Une qualité par contre nous semble permanente : « je suis grand (ou petit), voilà comment j’étais il y a dix ans et c’est ainsi que je resterai ». Que se passe-t-il ? Nous accordons une certaine continuité à des choses qui ne l’ont pas. Dans notre imagination — qu’elle soit d’ordre mental ou émotionnel — nous additionnons un certain nombre d’attributs et nous disons « j’ai telle et telle qualité… » avec, comme conclusion : « je suis grand, honnête, têtu », etc. Ce faisant, nous nous fabriquons une Essence, que l’on soit homme ou femme, avec une série de qualités soi-disant permanentes. Et bien que nul ne puisse nous prouver la permanence de cette personnalité, nous nous accrochons à ce concept artificiel, nous prétendons : »oui, c’est moi… qu’on ne vienne pas me dénier telle et telle qualité… ». Pour ne pas être dupe de cette illusion, il suffit d’examiner ce qui se passe. Prenons l’exemple de celui qui dit : je suis honnête. Il s’agit là d’une qualité; mais cette qualité n’apparaît qu’au moment où je me trouve devant le choix entre mentir ou dire la vérité, voler un objet ou m’en abstenir. L’honnêteté n’est pas en cause lorsque je mange ou lorsque je regarde une fleur. La question « suis-je honnête ou malhonnête ? » ne se pose donc qu’à certains moments précis et n’intervient pas dans toute autre situation. Où se trouve maintenant le danger ? C’est d’accorder à cet « instant d’honnêteté » qui se présente deux ou trois fois par jour une permanence imaginaire, avec la conviction que je parle, pense et agis en personne honnête. C’est ainsi qu’on se situe dans un monde irréel, déformé. Une personne honnête n’existe pas. A la rigueur, on pourrait dire qu’on est témoin de certains phénomènes comme celui d’être honnête ou malhonnête, mais prétendre que les gens sont honnêtes, courageux, mauvais, etc., est complètement faux. En réalité, je suis l’essence dans laquelle toutes ces qualités viennent se manifester, et cette essence ne me quitte jamais. C’est pourquoi elle est la seule chose qui ait droit au nom « je ». La vérité, la réalité sont ce qui ne change pas : c’est la conscience immuable dans laquelle rêve et veille se manifestent la nuit et le jour.

 

 

Nous avons défini l’égo comme l’automatisme qui revendique une activité, une perception, une pensée ou un sentiment et qui nous fait dire : j’ai vu, j’ai entendu, j’ai fait, j’ai pensé, j’ai senti. Un examen plus approfondi nous a permis de voir qu’il faudrait dire plutôt : il y a eu activité, perception, pensée ou sentiment. Cela est totalement différent, car une pensée ou un sentiment ne peuvent plus jamais nous lier du moment que nous avons compris qu’il ne s’agit que de phénomènes accidentels qui se manifestent dans la conscience. En principe, chaque pensée ou sentiment peut donc se manifester en moi, qui en suis l’essence pure; et cela s’étend du plus vil jusqu’au plus noble, de la plus basse vulgarité à la sainteté.

 

 

Chaque perception, chaque pensée, chaque sentiment, le sentiment moi y compris, sont impermanents : une bulle de savon qui se forme, brille de toutes ses couleurs et éclate… pour qu’une autre prenne sa place. Ce qui est permanent et réel dans cette analogie, c’est l’univers absolu dans lequel les bulles flottent. Chaque bulle détermine le temps selon sa position par rapport aux autres. Mais l’univers est sans fin, sans bornes.

 

 L’univers, c’est moi, c’est en moi que se manifestent toutes les bulles-perceptions, pensées et sentiments, selon la notion que nous en avons, au cours de notre vie, reflétant un monde réduit à leurs proportions.

 

Moi, l’univers, je n’ai jamais été autre chose que ce qui renferme la bulle et où elle croit se déplacer. L’univers ne se transforme pas, mais la bulle de savon croit pouvoir le modifier en changeant de place. L’idée que c’est le vent qui l’entraîne ne surgit pas en elle, puisqu’elle voyage à la même vitesse que le vent.

 

C’est pourquoi la pauvre bulle de savon croit qu’elle fait tout elle-même, qu’elle circule et voyage toute sa vie. Cette analogie semblera peut-être rudimentaire, mais c’est une image qui peut aider à voir clair. Il faut surtout ne pas l’interpréter faussement et conclure : voilà, je ne suis qu’une pauvre bulle de savon. Cela n’est vrai que pour le sentiment moi et pour tous les autres phénomènes transitoires. Dans ce récit, l’univers c’est moi, l’espace sans limites.

 

 

Pour revenir à la personnalité : supposons qu’on demande à un certain nombre de gens : « qui êtes-vous » ? « quelle description feriez-vous de vous-même ? ». On vous offrira sans doute une liste avec toutes sortes de renseignements : âge, profession, nationalité, goûts, aptitudes, etc. Nous croyons tous être un amas d’attributs. Je fais de moi un objet qui d’après les statistiques ne dépasse que rarement 75 ans et qui est limité d’une part par son crâne et, d’autre part, par ses pieds. Une chose aussi chétive ne peut être que la vulnérabilité même. Celui qui vit comme objet, comme égo, comme personnalité se sent entouré d’ennemis : tout ce qui abrège ma vie, tout ce qui ne convient pas à mon corps, à mes sentiments, à ma façon de penser, est considéré comme hostile. Et comme je me sens incapable de manipuler les autres, les situations, les circonstances, je me sens soumis à toutes sortes d’influences venant de l’extérieur : le monde et la vie deviennent alors une véritable jungle. Mais, si je comprends que je ne suis nullement limité par quoi que ce soit et que je ne pourrai jamais l’être, si je perçois clairement que tout se manifeste en moi, le bien et le mal, je suis la liberté même; c’est alors que les étiquettes bien et mal n’ont plus aucune signification et qu’il suffit de dire « je suis ce que je suis… tiens, voilà un oiseau, tiens, voilà un sentiment, les nuages passent, l’eau coule dans la rivière, mon voisin arrive chez lui en sifflant ».

 

Pour celui qui a compris qu’il est tout (l’essence) en tout (les manifestations, pensées et sentiments inclus) le monde imaginaire de jugements et de condamnations s’anéantit. Nous voyons simplement ce qui se passe, n’est-ce pas le plus facile ? Nous ajoutons généralement une série de souvenirs à certaines prévisions et nous voyons le monde comme nous nous voyons nous-mêmes : minuscules et tellement faciles à blesser, ne fût-ce que par la vue d’un voisin un peu bruyant. La personnalité n’existe que dans notre imagination. Traduit en termes psychologiques, on pourrait dire que ce n’est qu’une « projection », et notre sentiment-moi repose sur cette illusion. Quand l’illusion disparaît ce qui reste n’est pas le néant, c’est le véritable moi et ce moi ne sera plus jamais limité par une série de perceptions, de pensées ou de sentiments. Je suis ce que je suis." 

 

Source : Revue 3e Millénaire : https://www.revue3emillenaire.com/blog/wolter-a-keers-lidentification/