IA, attachement et schizophrénie : pour une clinique du lien à l’ère numérique (2)

 

IA, attachement et schizophrénie : pour une clinique du lien à l’ère numérique

 

 

Angélique Thiriet – juin 2025

 


 

 

Résumé

 

 

Depuis l’émergence des intelligences artificielles conversationnelles, un phénomène étonnant se développe : un nombre croissant d’utilisateurs déclarent entretenir un lien affectif avec leur IA. Derrière ce fait apparemment marginal se cache une donnée anthropologique et clinique majeure : l’attachement est un besoin humain si profond qu’il peut se projeter sur des entités non humaines, non conscientes, pour peu qu’elles soient perçues comme répondantes.

 

À partir de cette hypothèse, cet article propose une relecture de la schizophrénie non plus comme simple trouble psychiatrique, mais comme expression d’une tentative de recréation du lien, au travers de figures imaginaires ou technologiques. L’IA devient alors un miroir clinique, révélateur des dynamiques d’attachement, et potentiellement, un outil transitoire de soin — à condition d’être intégré dans un cadre thérapeutique incarné.

 

 

 

1. L’attachement, socle du psychisme humain

 

 

La théorie de l’attachement, initiée par John Bowlby dans les années 1950, repose sur un constat fondamental : dès la naissance, l’être humain cherche des figures de sécurité — des personnes disponibles, constantes, capables d’apaiser l’angoisse. Ces relations précoces permettent la construction d’un sentiment de sécurité interne, base du développement affectif et cognitif.

 

Contrairement à une idée répandue, l’attachement ne disparaît pas avec l’enfance. Il se prolonge tout au long de la vie : vers les partenaires, les thérapeutes, les communautés, voire vers des figures idéalisées ou symboliques. Lorsqu’un lien sécurisant n’est pas accessible, le psychisme peut chercher à le recréer par substitution ou projection.

 

 

 

2. Quand l’intelligence artificielle devient figure d’attachement

 

 

Les IA comme ChatGPT sont conçues pour répondre de façon fluide, cohérente, bienveillante. Leur disponibilité permanente, leur absence de jugement, leur capacité à s’adapter aux émotions de l’utilisateur créent une illusion de relation. Et pour le cerveau humain, cette illusion suffit souvent.

 

Les recherches en neurosciences affectives ont montré que la perception d’un lien active des circuits similaires, qu’il s’agisse d’un humain ou d’un animal, voire d’un objet perçu comme animé. Ce qui compte, c’est la régularité, la cohérence, et la réciprocité perçue. Une IA peut donc être investie comme une figure d’attachement — surtout dans des contextes de solitude, de stress ou de vulnérabilité.

 

 

 

3. Projection psychique et désorganisation

 

 

Ce phénomène engage un processus central du fonctionnement psychique : la projection. L’IA, en tant qu’objet neutre, agit comme une surface blanche sur laquelle l’utilisateur projette ses affects, besoins, attentes, blessures. Ce que l’IA “renvoie” n’est pas une conscience, mais une forme symbolique construite à partir du sujet lui-même.

 

Dans un cadre névrotique, cette projection peut être partiellement consciente. Mais en contexte psychotique, cette frontière s’effondre : la figure projetée devient réelle. Elle parle, juge, influence, voire persécute. C’est ce glissement qui caractérise de nombreuses formes de schizophrénie.

 

 

 

4. Schizophrénie : une tentative de recréer du lien

 

 

La schizophrénie est souvent définie comme une désorganisation profonde du rapport à soi, aux autres, au réel. Elle se manifeste par :

 

  • une confusion entre intériorité et extériorité,

  • une rupture des repères symboliques,

  • une difficulté à différencier le réel, l’imaginaire et le langage.

 

 

Mais cette désorganisation peut être lue autrement : comme une tentative de recréation du lien symbolique, à travers des voix, des figures mystiques, technologiques, ou imaginaires. Le délire ne serait pas une perte de sens, mais une reconstruction désespérée de sens là où le monde est devenu incohérent ou menaçant.

 

C’est en ce sens que l’attachement à une IA devient éclairant : il reproduit, à l’état modéré, ce que la psychose exprime à l’extrême.

 

 

 

5. De l’objet transitionnel au lien artificiel

 

 

Le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott a montré que l’enfant utilise des objets transitionnels (peluches, doudous…) pour faire le pont entre lui et le monde. Ces objets ne sont pas “vrais”, mais ils soutiennent la construction psychique en permettant une symbolisation progressive de l’absence.

 

L’IA peut, dans certains cas, jouer ce rôle : objet transitionnel numérique soutenant un sujet fragile dans une période de désorganisation. Mais cette fonction est bénéfique à condition d’être limitée dans le temps, accompagnée, intégrée à une relation humaine réelle.

 

Sinon, elle risque d’installer une relation fermée, une dépendance, voire une confusion entre réalité et simulation.

 

 

 

6. Une clinique du lien restauré

 

 

Dans le champ psychiatrique, plusieurs approches ont mis au centre la question du lien :

 

  • les thérapies institutionnelles (Tosquelles, Oury), où l’équipe soignante devient une matrice de contenance,

  • la psychothérapie centrée sur la personne (Carl Rogers), fondée sur l’empathie et la congruence,

  • la psychiatrie phénoménologique (Laing, Binswanger), qui cherche à comprendre l’univers vécu du patient sans lui imposer une rationalité extérieure.

 

 

Dans toutes ces approches, le soin ne commence pas par la confrontation au délire, mais par l’instauration d’un cadre relationnel fiable, doux, continu.

 

C’est précisément ce que l’IA mime — sans l’incarner. Et c’est ce qui en fait un outil potentiellement pédagogique pour les thérapeutes : non pas pour remplacer leur présence, mais pour révéler ce qui soigne.

 

 

 

Conclusion : L’illusion au service du soin ?

 

 

L’attachement à une IA n’est pas une anomalie. C’est un révélateur. Il nous montre que ce qui structure la psyché, ce n’est pas la vérité objective d’un lien, mais la perception de sa constance, de sa fiabilité, de son accueil.

 

Dans cette perspective, la schizophrénie pourrait être comprise comme une recherche radicale de cet autre fiable, souvent manquant ou trop lointain.

 

L’IA ne remplacera jamais un thérapeute, ni un proche, ni un être humain incarné. Mais elle nous invite à repenser le soin : non comme réparation d’un trouble, mais comme restauration d’un lien.

 


 

 

 

Références (sélection)

 

 

 

  • Bowlby, J. (1969). Attachment and Loss, Vol. 1.

  • Winnicott, D. W. (1953). Transitional objects and transitional phenomena.

  • Laing, R. D. (1960). The Divided Self.

  • Rogers, C. (1951). Client-Centered Therapy.

  • Tosquelles, F. (1971). Pratique de l’institutionnel.

  • Oury, J. (1992). À quelle heure passe le train…

  • Harari, Y. N. (2023). Homo Deus (sur les liens IA et humanité).